Plus de trente ans après la fin de la guerre civile, j’ai voulu amener ma fille dans le centre-ville de Beyrouth.
Quand on arrive par l’Est, le clinquant « Saifi village » est isolé de ses quartiers voisins par une voie rapide impossible à traverser. Il présente une restauration hâtive avec des immeubles affublés de noms sans charme comme « block A ou block B ». Étonnant choix pour un « village ». On reste positif, un petit restaurant semble attirer les badauds et l’ensemble est au moins un peu coquet.
Mais le vrai choc a lieu à l‘arrivée sur la place des Martyrs. Alors qu’elle arbore une mosquée gigantesque et une église au nouveau campanile disproportionné, elle n’accorde aucune place au Beyrouthin lui même. Sans un jardin public pour se retrouver, ni l’ombrage d’ un arbre sous lequel s’abriter, l’ancien cœur de Beyrouth ressemble à un vulgaire parking à ciel ouvert. Hideuse, la place sans trottoirs ni bancs est au mieux, un
symbole criant de nos échecs et nos divisions religieuses. Pourtant Solidere, vous avez eu vingt ans pour la restaurer avant que la rue en colère ne s’en empare. Vous n’en avez rien fait.
Plus à l’ouest, on se félicite certes de la restauration des immeubles de Maarad et de la place de l’étoile. Mais là, votre mercantilisme a eu raison de l’âme du quartier. On a récupéré les belles façades de grès mais perdu les gens qui les faisaient vivre. Plus au nord, les Souks sont inexistants et pas un chat ne s’aventure dans des quartiers où l’argent (tout comme les bombes avant lui) ont chassé vie et authenticité. Pourtant, Solidere, vous auriez pu allouer certains de ces espaces aux commerçants populaires pour qu’ils y recréent un marché et une foule. Vous avez préféré réserver toute la place à l’argent.
Signe ultime de votre échec, le beau Grand Théâtre est toujours en ruines alors que vous auriez pu en faire un espace culturel ou une salle de spectacle pour attirer les Beyrouthins et les réconcilier avec eux mêmes. Non, vous avez préféré investir toute votre énergie sur les grands hôtels et les immeubles modernes. On évite par pudeur votre inique Zaytounay Bay bétonné où des femmes éthiopiennes se sont récemment fait refouler par la ploutocratie raciste et ignorante que vous avez recueillie. On attend toujours votre réaction d’ailleurs et les mesures que vous comptez prendre pour éviter que cela ne se reproduise. La capitale culturelle du Levant, ce regretté havre de liberté et de tolérance comptait sur vous et vous l’avez sournoisement trahi.
Tout aussi frustrante est la tentative infructueuse de rejoindre Wadi Abu Jmil et en voir la belle synagogue restaurée. La résidence ultra gardée d’un ancien premier ministre a servi de prétexte pour barricader le quartier de façon excessive, montrant une fois de plus votre mépris pour le citoyen qui s’acharne encore à aimer sa ville. « Il faut un permis spécial de Solidere », m’explique un militaire patibulaire. Quand j’insiste, il devient suspicieux et m’interroge sur ma motivation. Je lui réponds que je suis né dans cette rue, mais cela ne suffit pas, bien sûr. On débouche enfin à Kantari et on souffle. Tout comme à la rue Gouraud, c’est à nouveau cette ville imparfaite, bruyante mais vivante et charmante qui redémarre.
Solidere, vous aviez une chance historique de faire quelque chose pour cette ville et ce pays. Vous nous avez tous cruellement déçus. Peut être que ceux qui honnissaient votre projet spoliateur dès sa création avaient raison. Un bien mal acquis ne profite jamais.
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