7.1.13

Adieu au père

Il est né en plein été 1939. Mais bien loin de l'agitation d'Europe centrale, là-haut dans cette belle montagne libanaise, en cette vieille maison en pierre où mes grands-parents fuyaient les chaleurs de la côte. Cette maison enserrée de pins parasol, au bout d'un long escalier, juste entre les versants encore verts et les sommets dolomitiques du Liban, je ne la vis jamais, évaporée avec tant de souvenirs d'enfance de mon père. Je ne l'aperçus que dans de vieilles photos noir et blanc où le fils tant attendu trônait paisiblement sur un cheval à bascule, entouré de ses soeurs et de ses cousins.
C'était un Liban insouciant, tranquille sous le mandat français, encore épargné par les troubles politiques et religieux qui devaient bien vite s'en emparer.

Contrairement à mon grand-père qui avait du partir et faire fortune en Argentine, loin de l'Empire Ottoman et de sa déchéance, papa eut la chance de connaître le meilleur du Liban, les années où le pays prospéra dans une torpeur trompeuse. Il perdit son père assez tôt. J'étais encore enfant quand il me raconta un jour comment, ce triste été, mon grand-père souffrant l'envoya chercher un barbier. En revenant avec ce dernier, mon père découvrit le vieil homme mort dans son lit. Il avait approché un petit miroir de la bouche du défunt pour pouvoir constater l'absence de buée et donc de respiration. Enfant, ce stratagème m'avait ému, je trouvai mon père bien perspicace et si courageux d'approcher un mort ou le toucher. C'était sans me douter que trente ans plus tard, je serai moi-même le dernier homme à le toucher dans son cercueil, au coeur d'une église en deuil.

Je ne suis pas sûr de vouloir disserter sur son existence, de creuser le pourquoi du comment, pourquoi ce jeune premier beau et rieur à qui tout semblait sourire buta ça et là sur les obstacles de la vie. Il aimait la vie, certes. Parfois beaucoup trop. Il aimait oublier tout et s'envoler vers ses rêves. Au point parfois de se brûler les ailes. J'ai envie d'évoquer les études en Suisse avec son bon ami Pierre, leurs quatre-cents coups et leurs mille photos, sans oublier sa rencontre avec Gilbert Bécaud... Je revois défiler aussi les pistes de ski à Faraya, le vieux copain de toujours Michel et son sourire inoubliable, les vieux coupés Alfa Roméo ou les plages de Saint Simon et les criques poissonneuses d'Amchit où papa croquait la vie à pleines dents. Moins forte est l'envie de se rappeler les bouleversements, la guerre, les méfaits du tabac, les problèmes de santé et toutes les vicissitudes qui ont eu raison de son insouciance. Je préfère tout simplement le remercier de cette famille qu'il fonda avec ma mère et qui traversa ces décennies de guerre puis de paix, saine et sauve. Je préfère méditer sur cette belle photo de lui avec Eddy, un de ses vieux copains, qui nous l'apporta lui-meme le jour des funérailles. On le voit, à droite, ce sourire d'un homme qui aimait la vie.